Sociologie de la Schizophrénie et Réchauffement Climatique
Georges
Devereux (1908-1985) affirme que la civilisation moderne souffre
d’une forme de schizophrénie socio-politico-économique. Celle-ci
serait due à un manque de réalisme et à une tendance aux
extrapolations hâtives.
Sa
théorie sociologique de la schizophrénie permet de donner une
explication possible de l’absence de réalisme avec laquelle nos
sociétés abordent l’urgence écologique.
La
schizophrénie
Le
terme a été forgé par E. Bleuler (1911) à partir des mots grecs «
fendre, cliver » et « esprit ». Le psychiatre allemand a voulu
mettre en évidence ce qui constitue, selon lui, le symptôme
fondamental d’un groupe de psychoses : la Spaltung (« fissure »,
« dissociation »).
Cliniquement
la schizophrénie présente des symptômes apparemment très
variables. Toutefois on en dégage habituellement les caractères
suivants :
– incohérence
de la pensée, de l’action et de l’affectivité, appelée aussi
discordance, dissociation, désagrégation ;
– détachement
à l’endroit de la réalité avec repli sur soi ;
– prédominance
d’une vie intérieure livrée aux productions fantasmatiques ;
– activité
délirante plus ou moins marquée.
Selon
l’Inserm, la schizophrénie concerne 600 000 personnes en France.
Elle est plus fréquente en milieu urbain, chez les migrants et les
jeunes de 15-25 ans.
Sa
survenue reposerait sur des éléments génétiques, des problèmes
de développement cérébral, la consommation de substances
psychogènes ou encore des facteurs socio-culturels.
Schizophrénie
et sociétés modernes
Georges
Devereux s’appuie sur son expérience d’ethnologue et de
psychothérapeute pour avancer l’idée suivante : la schizophrénie
constitue la psychose ethnique type des sociétés modernes
complexes.
L’individu
moderne apprend à être schizophrène au contact de sa
société-culture et de ses modèles schizophréniques.
Son
investigation débute par une série d’observations. Les désordres
fonctionnels sont aussi communs dans les sociétés traditionnelles,
peu différenciées que dans les sociétés modernes.
Toutefois,
il y a absence quasi-totale de schizophrénie dans les communautés
traditionnelles qui n’ont pas été soumises à des processus
d’acculturation violents et massifs.
Enfin,
les symptômes de la schizophrénie sont toujours accompagnés de
signes manifestes de désorientation.
Ainsi,
les seuls cas de schizophrénie qu’il a observés chez des membres
de communautés traditionnelles concernent des individus qui ont
quitté leur milieu d’origine (pour s’installer en ville par
exemple) ou dont la communauté connaissait des bouleversements
socio-culturels, en raison de sa mise en contact avec le monde
moderne.
L’ethno-psychiatre
formule alors l’hypothèse que la schizophrénie est provoquée
chez l’individu par des tentatives inefficaces pour s’adapter à
un milieu en voie de transformation.
Mais
quels liens établit-il entre le type de la société moderne, le
sentiment de désorientation et la schizophrénie ?
Orientation
dans un contexte socio-culturel
Toutes
les sociétés composent des environnements qui comme l’environnement
physique exigent un effort d’orientation de la part des individus.
Afin de s’y orienter efficacement, ces derniers ont besoin d’un
apprentissage. Cet apprentissage s’appuie sur la présence dans
l’environnement d’un certain degré de régularité.
Les
régularités permettent aux gens d’extrapoler à partir
d’expériences passées.
Toutes
les cultures et sociétés présentent un grand nombre de régularités
: modalités d’organisation familiales ou économiques, langage,
lois, devoirs, interdits, règlements, signes, coutumes, modes… Ces
différents éléments permettent aux individus d’extrapoler la
conduite à adopter d’une situation à une autre.
Des
sociétés traditionnelles moins complexes
Il
existe cependant, selon Georges Devereux, une différence importante
entre les communautés de vie traditionnelles et les sociétés
modernes. Dans les premières, la structure sociale est moins
différenciée que dans les secondes. Les éléments culturels sont
moins diversifiés.
Par
exemple, les statuts sociaux, les rôles et les tâches qui y sont
afférentes sont généralement clairement définis : statut, rôle
et fonction d’une mère, d’une tante, d’un grand-père, d’un
berger, d’un guerrier…
Les
gens sont pleinement orientés dès leur plus jeune âge au sein de
ce qui constituera toujours un univers familier. Il leur est
relativement facile d’extrapoler du connu à ce qui l’est moins.
Ainsi
le passage d’une classe d’âge ou d’un statut à un autre
désoriente peu, ni éventuellement le changement de métier ou de
village.
Des
sociétés modernes très différenciées
La
situation de l’individu moderne est bien plus ardue. Son
environnement social et culturel est très complexe.
La
société moderne est organisée en champs ou univers sociaux qui
possèdent chacun leurs propres modalités de fonctionnement (mondes
du travail, de l’école et de l’enseignement, de la politique, de
la famille…).
En
outre, la société est divisée en classes sociales qui
correspondent à des conditions matérielles et symboliques
d’existence très différentes.
A la
complexité des structures sociales s’ajoutent une non moindre
complexité des éléments culturels. Les valeurs, les règles, les
modes, les pratiques connaissent une grande diversité d’un univers
ou d’une classe sociale à l’autre.
Il est
évident qu’au sein des sociétés modernes, les individus ne
peuvent embrasser l’ensemble de la production culturelle (culturel
s’entend ici au sens large).
Je ne
cite qu’un exemple parmi tant d’autres : celui du droit. Seuls
des professionnels qui y consacrent leur quotidien peuvent avoir une
vision exhaustive de ce qui s’y produit, dans le domaine de leurs
spécialités respectives (droit familial, fiscal, commercial…).
De la
même manière, la plupart des gens ont une connaissance très
superficielle des conditions de vie des classes sociales auxquelles
ils n’appartiennent pas.
La
même remarque vaut pour ce qui concerne les univers sociaux : que
connaissent un étudiant ou un agriculteur, des environnements dans
lesquels évoluent un employé d’une grande entreprise ou un homme
politique (et vice versa) ?
En
général, l’individu moderne ne connaît donc qu’un segment
restreint de sa culture-société ce qui lui pose un certain nombre
de problèmes lorsqu’il cherche à s’y orienter.
Le
problème de l’extrapolation
Le
raisonnement par extrapolation est d’ordinaire suffisant dans les
cultures suffisamment simples où le rythme de changement est
relativement lent.
En
revanche, l’extrapolation n’est pas le processus théorique qu’il
convient d’appliquer dans un milieu culturel complexe ou en cours
de transformation rapide.
Or
dans les sociétés modernes, les individus sont fréquemment
confrontés au changement. Au cours de notre vie nous passons par
différents univers sociaux : de la famille à l’école, de l’école
au travail…
Nos
conditions matérielles d’existence et les gens (classes sociales)
que nous fréquentons peuvent varier. Nos statuts, nos rôles, nos
fonctions se démultiplient tout au long notre existence (écolier,
étudiant, célibataire, en couple, mari, parent, employé, élu,
retraité, activiste bénévole…).
Nous
changeons plusieurs fois de métier. Et si nous gardons le même
métier, nos fonctions et les modalités de son exercice évoluent…
Pour
vivre ces changements nous sommes généralement mal préparés. Et
la plupart du temps, pour tenter de nous orienter notre premier
réflexe est d’extrapoler à partir de nos expériences passées.
Nous
nous comportons à l’école comme à la maison, ce qui nous vaut de
sévères réprimandes, puis au travail nous nous comportons comme à
l’école et parfois nous nous comportons en enfants jusqu’à
notre retraite…
Une
vision disloquée du Monde
L’individu
moderne, c’est la thèse de Georges Devereux est en quelque sorte
pré-disposé à la schizophrénie. Fréquemment désorienté, il
tente de résoudre ses désorientations en extrapolant à partir
d’expériences passées.
N’étant
pas accoutumé à manier les grandes abstractions, il n’apprend pas
à évaluer objectivement la réalité. Il extrapole, forme des
stéréotypes, agglomère ou substitue par identification des
éléments qui sont disparates.
Dans
un langage plus imagé l’ethno-psychiatre écrit que notre tendance
à la schizophrénie résulte de notre prétention à comprendre le
Monde en fonction de l’hypothétique nombril dont nous sommes
issus.
J’ajoute
que ce nombril peut tout aussi bien être notre famille, notre classe
sociale, notre quartier, notre ville ou notre Grande École…
Le
problème du schizophrène, c’est son obstination à considérer
l’extrapolation comme seul moyen de comprendre le Monde.
Cette
obstination à utiliser des cartes périmées pour s’orienter
aboutit à une vision profondément disloquée de la réalité.
Une
expédition sans retour
Pour
illustrer le problème de la schizophrénie en tant que psychose
sociale, Georges Devereux recourt à une historiette.
Un
centre de recherche basé à Paris projette d’envoyer une
expédition exploratoire au Pôle Nord. Au préalable, il organise
une mission de reconnaissance pour s’assurer des ressources
alimentaires des régions que l’expédition traversera.
Après
avoir parcouru 800 kilomètres la mission fait demi-tour. Son rapport
établit par extrapolation, avec statistiques à l’appui, que
l’expédition exploratoire trouvera un bistrot tous les 500 mètres
jusqu’au Pôle Nord.
Cette
anecdote prend tout son sel si l’on tente de la transposer à la
situation que nous vivons actuellement.
L’expédition
exploratoire représenterait l’humanité toute entière. Quant à
la destination ce ne serait pas le froid mais, comme vous le savez,
le chaud.
La
mission de reconnaissance ce serait les apôtres du couple
capitalisme-technologie. Leur mot d’ordre serait : « Continuons à
avancer comme nous l’avons toujours fait. La technologie viendra à
notre secours en cours de route. »
Irréalisme
et réchauffement climatique
La
situation présente est la suivante. Le changement climatique
provoqué par l’activité humaine est acté. La pollution massive
de l’eau, des sols et de l’air aura probablement des effets aussi
néfastes que le réchauffement climatique. L’espace de vie des
différentes espèces animales et végétales est de plus en plus
réduit, ce qui conduit à l’effondrement de la biodiversité.
La
trajectoire de la catastrophe environnementale est déjà bien
engagée. La définition des actions à entreprendre pour tenter de
limiter les dégâts nécessite de s’élever à un niveau
d’abstraction suffisant pour découvrir la structure d’ensemble
du problème.
Mais
la tendance du schizophrène est à l’extrapolation, seulement à
l’extrapolation.
Lorsque
les gouvernements des grandes puissances abordent la question du
climat, les mesures qu’ils mettent en avant sont extrapolées à
partir du modèle économique capitaliste : mise en place d’un
marché du droit à polluer, mesures financières et fiscales
incitatives…
Un
autre signe frappant du manque de réalisme avec lequel la question
climatique est abordée émane des projets de modification de
l’atmosphère pour refroidir la Terre.
Ces
projets de géo-ingéniérie extrapolent à l’échelle planétaire
l’idée que la technologie peut toujours réparer les dégâts
causés par l’être humain.
Pourtant
ce que nous enseigne la science lorsqu’elle s’élève à son
meilleur niveau d’abstraction c’est bien que chaque intervention
sur un système complexe déclenche des chaînes de perturbations. La
plupart du temps nous ne les découvrons qu’après les avoir
déclenchées.
Le
réalisme ou la fin ?
La
schizophrénie, rappelle Georges Devereux, est caractérisée par une
diminution du taux d’absorption des stimuli nouveaux et des
connaissances nouvelles. Le malade en est réduit à opérer
uniquement avec des souvenirs.
En
somme, le schizophrène continue à se comporter en 2018 comme s’il
était en 1950 : pas d’entrave à la production et à la
consommation et foi dans le progrès technologique.
En
1965, Georges Devereux concluait son article par cet avertissement :
« Notre société devra cesser de favoriser par tous les moyens le
développement de la schizophrénie de masse, ou elle cessera d’être.
S’il est encore temps de recouvrer notre santé mentale, l’échéance
est proche. Il nous faudra regagner notre humanité dans le cadre
même de la réalité, ou périr. »
(Cet article a été publié une première fois sur le site secession.fr)
Références :
"G. Devereux, « Une théorie sociologique de la schizophrénie
» (1939) et « La schizophrénie, psychose ethnique » (1965)"
Retrouvez les articles de Gilles Sarter dans le Blogger Sociologie et dans son site secession.fr
RépondreSupprimerRejoint Luigi Zoja qui parle de paranoïa induite activement par les médias, alors qu'ici ce sont des conditions sociales passives qui opèrent
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